•  

     

    Esclavages

    Un pasteur baptiste guadeloupéen réfléchit sur la "guerre des mémoires"


    En mémoire de tous les esclaves


    Le professeur guadeloupéen, Eddy Nisus, pasteur des églises évangéliques baptistes de France, nous invite non à faire table rase du passé, mais à le revisiter pour mieux vivre une réconciliation collective autant qu’individuelle. Son étude fouillée d’un abolitionniste chrétien, Guillaume de Felice, lui permet de pointer les racines divines de cette réconciliation espérée 1.

    La loi Taubira-Delannon, votée par les députés en mai 2001, avait pour but de faire reconnaître l’esclavage comme crime contre l’humanité. Cette loi est sérieusement contestée par quelques historiens ; on la trouve partiale et partielle, elle manque de nuances 2. Toujours est-il qu’il était nécessaire de faire un travail de mémoire en souvenir des anciens esclaves et de montrer le caractère tragique de l’esclavage tel qu’il a été pratiqué par les occidentaux, notamment par la France. C’est la raison pour laquelle le Président Jacques Chirac a retenu la date du 10 mai pour « honorer le souvenir des esclaves et commémorer l’abolition de l’esclavage. » Il a su envoyer des signes forts en direction des populations issues des départements outre-mer. C’est une date importante puisqu’elle est de nature à poser le problème de l’esclavage tel qu’il a été pratiqué pendant trois siècles. C’est une reconnaissance aussi pour la communauté noire.

     


    Guerre des mémoires ?


    Il y a à distinguer entre mémoire et histoire. Si on suit les travaux de l’historien Pierre Nora qui a longuement réfléchi sur la dualité histoire/mémoire, on se rend compte que la mémoire c’est le souvenir d’une expérience vécue ou fantasmée. Et à ce titre elle est portée par des groupes vivants. Elle est ouverte à toutes les transformations et déformations successives. L’histoire est, au contraire, une construction toujours problématique et incomplète de ce qui n’est plus mais qui a laissé des traces 3. Et à cet égard, la France est malade de sa mémoire. Il y a véritablement une guerre des mémoires. La colonisation a fait son temps, mais la mémoire des colonisés et la mémoire de ceux qu’il faut bien appeler les colonisateurs, même s’ils ne sont que leurs descendants, sont restées des mémoires vives. Aux manifestations des anciens Pieds Noirs, aux revendications des anciens Harkis, répondent aujourd’hui les protestations des « Indigènes de la République ». Protestations également relayées par des représentants d’associations noires de France 4. Ces associations se réunissent autour d’un même combat, celui de la discrimination. Même s’il rejette la démarche communautariste, le conseil du CRAN veut mettre en valeur la culture afro-antillaise. On ne peut oublier que l’histoire des Antilles a été façonnée dans les douleurs de l’esclavage. Selon la formule présidentielle, la République reconnaît tous ses fils. La France a la chance de former une société multiculturelle, et pour ma part je ne pense pas qu’on se dirige vers du communautarisme. Il faudra seulement prendre en compte les revendications des uns et des autres, leur donner leur juste place, entendre des populations qui crient leur exclusion. Les émeutes des banlieues ont exprimé un malaise et un mal-être social. Il faut que le pouvoir puisse entendre ça. Il l’a entendu et il vise à mieux traiter ces différentes populations. Il nous faut, les uns et les autres, nous reconnaître fils et filles de la République, indépendamment de notre origine sociale ou de la couleur de notre peau. Il serait mal venu de céder à l’esprit communautariste ou à un repli identitaire.


    Le combat des chrétiens


    Les chrétiens ont combattu pour l’abolition de l’esclavage. Ce fut l’une des raisons pour lesquelles j’ai souhaité consacrer un mémoire de maîtrise à Guillaume de Félice, resté dans les oubliettes de l’Histoire. Cet homme du XIXème siècle était pasteur de l’église réformée de Bolbec, en Seine Maritime, non loin du port négrier du Havre ! Conscient des difficultés que les esclaves rencontraient, il s’est engagé courageusement. Il a combattu avec détermination le régime esclavagiste en vigueur dans les colonies françaises. Plusieurs raisons expliquent son engagement abolitionniste. Son grand-père encyclopédiste, Fortunatus Barthélémy de Félice, d’origine italienne émigré en Suisse et de nationalité helvétique, s’était déjà engagé contre la traite négrière au XVIIIème siècle. Guillaume est parti de Suisse avec son père qui s’est installé en France en 1804, à Lille. Autre raison à son engagement : Sa foi. Il était pasteur et il a compris que la Bible, au final, condamne l’esclavage. Certes, les patriarches avaient des esclaves, mais il faut distinguer plusieurs formes d’esclavages. Et l’esclavage tel qu’il a été pratiqué au XIXème siècle n’a rien à voir avec l’esclavage tel qu’il était pratiqué par Abraham. C’est au nom de ses convictions religieuses que Guillaume de Félice se lance dans le combat abolitionniste. Victor Schoelcher lui-même, celui que la République a consacré comme le père de l’abolition de l’esclavage, l’appelait « notre maître à tous ! » Il reconnaissait en lui, à travers ses travaux, un abolitionniste convaincu et respecté. Guillaume de Felice a entretenu une longue correspondance avec les abolitionnistes anglais qui ont obtenu gain de cause en 1833 – la France abolira l’esclavage en 1848. Le pasteur a écrit un livre retentissant à son époque : « Abolition immédiate et complète des esclaves. Appel aux abolitionnistes ». Son ouvrage sera soutenu et financé par les Anglais. Il le distribuera au Parlement et Alexis de Tocqueville en aura un exemplaire. C’est cette brochure qui va fonder sa notoriété.


    On n’en a pas fini


    Les descendants d’esclaves, un peu à la manière des juifs survivants de la Shoah, ont refoulé leur lointain passé. Moi-même, je n’ai jamais entendu parler de l’esclavage dans mon enfance. Un philosophe a dit que le bourreau tue deux fois : la deuxième fois c’est par le silence. Une page de l’histoire était occultée. On n’en parlait pas. Est-ce une douleur qu’on refoulait ? Je veux bien le croire. Mais il y a eu aussi de la part de l’Etat français une politique visant à faire oublier cette tragédie. Et c’est aujourd’hui que l’on voit un réveil chaotique de cette mémoire longtemps occultée. De là à tomber dans le victimisme, il y a un pas qu’il faudrait se garder de franchir. Le Martiniquais Frantz Fanon disait qu’il refusait d’être esclave de l’esclavage. Nous devons faire face à notre passé, l’assumer, mais aussi nous insérer au sein de la République et partager ses valeurs. La tentation est grandissante d’une mauvaise utilisation de l’histoire. Elle est censée reposer sur des faits et il faut les analyser avec une certaine distance, sans s’en servir pour demander farouchement des comptes à la nation. Et puis il y a des formes d’esclavage aujourd’hui qui méritent la mobilisation des chrétiens. Exploitation d’une main-d’œuvre enfantine, prostitution, enfants enrôlés de force dans des guerres injustes, etc. Le commerce et l’asservissement sexuels des mineurs constituent une forme d’esclavage contre laquelle nous devons lutter de toute notre force.


    Propos recueillis par Farid SERGY

    Notes:
    1 Disponible également auprès de notre secrétariat « De l’abolition de tout esclavage », un entretien avec Alain Nisus, pasteur de la Fédération des Eglises évangéliques baptistes de France et professeur de théologie à la Faculté libre de théologie évangélique de Vaux-sur-Seine, à l’occasion du cent cinquantenaire de l’abolition de l’esclavage. Il est avec son frère, ici interrogé, originaire de la Guadeloupe.
    2 A noter de positif cependant que selon l’article II de cette loi, « les programmes scolaires et les programmes de recherche en histoire et en sciences humaines accorderont à la traite négrière et à l'esclavage la place conséquente qu'ils méritent ».
    3 Je ne dis pas qu’il n’y a pas de vérité mais en histoire il n’y pas d’affirmation absolue.
    4 Le CRAN, Conseil représentatif des associations noires.

    Tiré du n°227 de la revue Certitudes

    http://www.blogdei.com/index.

     

     



    votre commentaire


    Suivre le flux RSS des articles de cette rubrique
    Suivre le flux RSS des commentaires de cette rubrique